« C’est un pervers narcissique », « elle est toxique ». Ces petites phrases sont devenues des classiques des plaintes de harcèlement. La notion de perversion narcissique a le mérite de mettre un mot sur une détresse vécue, mais elle gênera les enquêteurs en quête d’une vérité la plus objective possible.

Un phénomène médiatique avant tout

La notion de « pervers narcissique » n’est pas reconnue par les instances internationales qui répertorient les maladies et les troubles psychiques (OMS et American Psychiatric Association). Et pourtant, d’après une étude des sociologues Marc Joly (CNRS) et Corentin Roquebert (ENS), l’usage du terme de « pervers narcissique » a littéralement explosé dans les médias grands publics entre les années 90 et aujourd’hui.

On doit cette notion au psychanalyste Paul-Claude Racamier, qui l’a développée à partir de la fin des années 50 pour en donner une définition aboutie dans son ouvrage Le génie des origines. La figure du pervers narcissique a connu un fort retentissement dans la communauté psychanalytique, d’autres auteurs reprenant rapidement cette expression dans des ouvrages traitant des relations de couple. Mais c’est surtout le succès du livre de Marie-France Hirigoyen Le harcèlement moral, La violence perverse au quotidien, qui ne traite pas spécifiquement du harcèlement au travail, qui a porté le terme de « pervers narcissique » aux sommets populaires.

Une prophétie auto-réalisatrice

Bien souvent, les salariés emploient ce terme car ils ne savent pas comment décrire les difficultés relationnelles qu’ils rencontrent, et qui sont courantes dans la vie professionnelle. Dans un premier temps, cela procure un intense soulagement (« je ne suis pas fou, c’est lui qui a un problème ! »).

Une fois que l’étiquette a été posée, tous les comportements de la personne suspectée sont réinterprétés à la lumière de ce diagnostic, en exerçant un biais de confirmation, c’est-à-dire en triant les informations disponibles pour privilégier celles qui confirment le point de vue établi (« elle a été sympa, mais c’est pour mieux me manipuler »).

La conviction s’installe de plus en plus fermement et influence le comportement de la personne qui se considère comme victime et qui cherche à se protéger. Elle peut alors chercher le soutien de ses pairs, quitte à répandre des rumeurs, éviter le collègue concerné ou, au contraire, chercher à le confronter, provoquant une réaction qui sera reçue comme une preuve formelle (« il nie être un pervers… c’est typique ! »). Dans la plupart des cas, ce mécanisme de prophétie auto-réalisatrice ne fait qu’aggraver la situation.

Un court-circuit au bon sens

Dès lors que l’on use de la catégorie du « pervers narcissique », on sous-entend l’existence d’une seconde catégorie, constituée de personnes fondamentalement saines et bien intentionnées. Le monde serait ainsi divisé entre des « bourreaux » s’en prenant à des « victimes », en « méchants » jouissant de la maltraitance qu’ils infligent aux « gentils ».

Le risque pour les enquêteurs, c’est de souscrire malgré eux à cette partition binaire et ainsi :

  • de renforcer la croyance de la personne en tentant de faire preuve d’empathie (« je vous comprends », « je vous crois »), quitte à frustrer ses attentes dans le cas où l’enquête ne lui donnerait finalement pas raison et à empêcher toute tentative future de résolution du conflit ;
  • de négliger l’exploration factuelle des événements (contexte, actions et réactions des deux parties), quitte à passer complètement à côté de la réalité.

Mais le recours à la notion de pervers narcissique peut avoir une conséquence encore plus insidieuse. En effet, dans le cas où l’enquête met à jour des comportements inacceptables, considérer leur auteur comme un pervers revient à dire qu’il est malade, inconscient de ses actes et n’est donc pas responsable. Pire encore, cela revient à admettre, pour l’employeur, l’incapacité à exercer une autorité protectrice pour les individus et le collectif de travail.

En conclusion, les enquêteurs observeront la plus grande vigilance à l’évocation de cette notion. Ils s’attacheront à explorer les éléments factuels, observables par tous, et qui leur permettront de produire une démonstration bien plus rigoureuse et élégante que des explications psychologiques.

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Références

Joly, M. & Roquebert, C. (2021). De la “ mère au narcissisme pervers ” au “ conjoint pervers narcissique ”. Zilsel : science, technique, société, 8
Racamier, P.-C. (1992). Le génie des origines, Payot
Hurni, M. & Stoll, G. (1996). La haine de l’amour : la perversion du lien, L’Harmattan
Eiguer, A. (2004). Le pervers narcissique et son complice, Dunod
Hirigoyen, M.-F. (1998). Le harcèlement moral, La violence perverse au quotidien, Syros

De très nombreux articles scientifiques et ouvrages traitent du biais de confirmation. Voir par exemple Risen, J. & Gilovich, T. (2007). Informal Logical Fallacies in Sternberg, R.J. Roediger, H.L. , Halpern, D.F. & al., Critical Thinking in Psychology, Cambridge University Press, p. 110–130
La prophétie autoréalisatrice, aussi connue sous le nom d’effet Pygmalion, désigne une situation dans laquelle une personne qui prédit ou s’attend à un événement, souvent négatif, modifie ses comportements de telle façon qu’elle fait advenir ce qu’elle avait anticipé. Ce concept des sciences humaines a été utilisé pour comprendre de nombreux phénomènes psychologiques, économiques, ou encore dans les domaines de la médecine, du sport, de la pédagogie ou encore de la politique. Voir notamment Merton, R. (1948). The Self-Fulfilling Prophecy, The Antioch Review, 8 (2), p. 193-210.

Source: Emma Pitzalis Psychologue clinicienne – Consultante pour les Editions Tissot

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